Pénétrer dans l'univers de Dominique Bosq, c'est pousser la porte du songe ; c'est entrer dans un lieu où le temps cesse d'être mesurable, où toutes les forces de la nature se réduisent à une seule. « Slow motion » signifie « ralenti » et désigne ces images filmées qui passent moins vite que la normale. Dominique Bosq nous invite à ralentir donc, à prendre le temps. Dans ses superpositions de vidéos, l'artiste capte des ambiances, enregistre des sons ; le spectateur est transporté dans un autre espace. Les lieux familiers deviennent méconnaissables, les visages se mélangent, une « inquiétante étrangeté » survient. Ici, les nouvelles technologies cherchent à définir les contours d'un monde flou. Les déambulations de l'artiste, armé de sa caméra à tête flottante, créent une danse secrète, une chorégraphie souterraine dont les images saisies sont les vestiges. Des images qui ne veulent pas rester en place, des images qui sortent du cadre, qui se transforment en sculpture et qui interpellent le visiteur. L'homme, la ville, la nature ; Dominique Bosq s'interroge. Comment vivre dans le monde et comment se situer en lui ?
Stéphan Sanchez, auteur « la nouvelle amie »2021, « Deux enfances, Minou Drouet et moi »2020.
Exposition Janvier 2005, Marseille
Référence sur le site: série Multimédia - Animation
On pourrait sous-titrer cette exposition « Ce qui nous enveloppe », parce que j’ai le sentiment d’être entouré à la fois par le son et les images, par tout ce qui fonctionne, par le public qui passe entre les objets, par les images avec ces gros pixels qui sont en train de partir, de disparaître. J’évoquerais l’impression globale d’une sorte de cubisme de la planéité.
Ce sont des images qui sont presque dévorées par la précision puisqu’elles sont victimes de l’agrandissement du pixel, c’est un peu un paradoxe. On est tout de suite pris, lorsqu’on rentre dans cette ambiance, dans ce décor, par une sorte de vertige.
D’où vient ce vertige ? On peut parler ici, non pas d’une « esthétique de la catastrophe », pour reprendre le titre d’un ouvrage d’esthétique récent, ni même d’une « esthétique de la disparition » au sens de Paul Virilio, mais d’une esthétique du warning, une esthétique de l’alerte qui me fait penser à ce qui, dans le fonctionnement ordinaire du monde contemporain, nous met constamment en état de « double bind » : c’est à dire que nous sommes toujours en état à la fois de phobie et de tentation. De déni et de consentement.
Nous sommes en train de réinventer avec les nouveaux moyens de la technologie les fondements les plus archaïques de la civilisation qui reposent selon les anthropologues unanimes sur le tabou, le rite et l’interdit.
Le tabou, il ne faut pas en parler, c’est ce qu’on repousse et tait, refoule : ce qui ne doit surtout pas refaire surface. Le rite, au contraire, consiste à répéter une expérience, une situation ou un événement. Il évoque, commémore. Or lorsque nous voyons ces moniteurs, il est question d’alerte (monere en latin veut dire « avertir »), il est question de warning, il est question de spam, de tous ces avatars qui finalement interrompent et en même temps scandent, un peu comme le fait par ailleurs la publicité, notre relation à l’image et au temps et par conséquent aussi au monde contemporain. L’image chasse l’image, les images s’entre-chassent, d’un côté. De l’autre, elles riment entre elles, se rappellent réciproquement. Rupture et continum. Mémoire oublieuse. Paresse mnémique. Nous disons détester la publicité. Saurions-nous vivre sans, tout à fait « sans » ?
La première chose qui me fascine, le mot n’est pas trop fort, dans ce que Dominique Bosq présente, c’est cette sorte de mise en scène, la manière de donner à voir et à entendre propre à cette esthétique du warning, pour reprendre cette expression.
Le deuxième élément, c’est la binarité, cette opposition que Dominique Bosq a réussi à faire et à rendre crédible entre des ordinateurs, des écrans qui sont à la fois meubles et immeubles ; à la fois les produits et les producteurs de l’énergie. Ils sont des réflecteurs à l’état de choses, d’objets dans l’espace dont certains, d’ailleurs, peints en rouge, mais qui en même temps ont aussi une existence virtuelle, laquelle mine ou interroge, voire met en péril leur statut d’objets.
Leur fonction est de produire de l’énergie, de l’image, du son. Je suis donc très frappé par la manière dont cette exposition est installée, par cette opposition-liaison entre l’objet et l’image mais aussi parce qu’il me semble que, et en cela c’est tout à fait significatif de ces appareils, il me semble que ce travail repose entièrement sur le binaire : audio et visuel, les gens et les choses, l’énergie et la chose, virtuel et actuel, familier et inquiétant…D’ailleurs il me semble que l’on parle de flux et reflux, après tout « energeia » en grec veut dire l’activité, les énergies au pluriel, « ergon »,le résultat, la chose, l’ouvrage. Ce qui reste après que l’énergie s’est dépensée, investie, déposée. Certaines sont dilapidées, d’autres produisent des formes. Il y a toujours de la perte. Nous sommes témoins ici d’un passage, d’un jeu constant et réversible entre matière et énergie, entre actuel et virtuel.
On pourrait sûrement trouver un certain nombre d’autres détails pour illustrer plus avant cette binarité.
Troisièmement, il me semble que ce qui est donné ici à voir et à entendre est une sorte d’allégorie de notre époque, parce que nous sommes une époque où la frontière que faisaient nos grands- pères et nos pères entre les images et les choses est en train de disparaître.
J’ai à l’esprit un philosophe prémonitoire, Bergson, et tout particulièrement le premier chapitre de « Matière et mémoire » qui date de quelques années avant la fin du 19ème siècle. Bergson qui connaissait les théories d’Einstein, était tout à fait pénétré de cette réversibilité de l’énergie et de la matière et Bergson est un des premiers à dire que l’image n’est pas ce que l’on a dans la tête, l’image est ce qui est partout autour de nous, l’image est dans la matière, elle est immanente à la matière et Bergson va jusqu’à produire cette notion, qui me paraît extraordinaire et qui, par le fonctionnement du monde contemporain a fini par avoir une certaine crédibilité, l’image est une image en soi.
Nous sommes dans les images et il me semble que ce travail est l’allégorie de cette sorte de monde osmotique, de monde indéfini, de monde sans frontière où les choses et les images n’ont plus de délimitation nette et où par conséquent les flux et les reflux d’énergies ne cessent de passer et de repasser.
La matière ? Qu’est-ce que la matière ? C’est de l’énergie déposée.
Qu’est ce que l’énergie ? C’est de la matière fulgurante, c’est de la matière qui repart en fine poudre et d’une certaine façon les images emblématiques sont un peu la même chose.
La question qui se pose est de savoir si tout cela est angoissant, si tout cela est inquiétant ou si tout cela est au contraire roboratif, va dans le sens de la vie, de l’invention, de la création, de l’humanisme.
Comme Dominique Bosq m’a dit qu’il avait une affection particulière pour Francis Ponge, j’ai sélectionné pour finir un passage de lui extrait de « Rage de l’expression » de 1941, dédié à Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir :
« Ne jamais essayer d’arranger les choses, les choses et les poèmes sont inconciliables. Il s’agit de savoir si l’on veut faire un poème ou rendre compte d’une chose dans l’espoir que l’esprit y gagne face à son propos qu’il ne veut pas nouveau. C’est le second terme de l’alternative que mon goût, un goût violent des choses et des progrès de l’esprit, sans hésitation, me fait choisir. »
Autrement dit, Ponge paradoxalement oppose la chose et le poème. Le poème est en réalité la pulsion subjective de composition. La chose, c’est au contraire, de se soumettre à l’installation. Et je crois qu’ici effectivement nous ne sommes pas dans une composition mais dans une association : y compris au sens psychanalytique du terme. Tout est ici présenté, tout est ici en dialogue avec tout. Et l’essence de l’installation est bien de laisser les choses parler. »
Michel Guérin, philosophe.
Transcription des propos de Michel Guérin le 11 janvier 2005 lors du vernissage de l’exposition « Flux et reflux d’énergies » au Passage de l’Art à Marseille.
REFLEXIVITE ELECTRONIQUE
Le travail de Dominique Bosq illustre les rapports entre art et technique d'une double façon puisque, à l'origine, il consiste à reprendre et transformer grâce à une palette graphique des images picturales appartenant à l'histoire de l'art, mises sur mémoire d'ordinateur par l'intermédiaire d'une caméra vidéo, et qu'au terme de ce processus de reconsidération d'une oeuvre préalable ‑ qui n'est d'ailleurs pas forcément image de statut artistique ‑ il aboutit, par l'intermédiaire d'un imageur et d'un vidéo‑ copieur à une image originale de grande dimension sur support photographique, dont le statut est résolument artistique. Cependant le parcours de l'une à l'autre image n'implique pas seulement une trans‑formation, modification d'apparence et changement d'esthétique. De l'invention, au sens archéologique du terme, de la première image, découverte et reconnue comme témoignant d'un état de culture méritant attention, à l'invention, au sens créateur, d'une image seconde, élaborée et instaurée dans le contexte de l'art contemporain, c'est tout le statut symbolique de l'oeuvre visuelle qui est mis en question, de sorte que ce travail de fabrication électronique de ce qu'il est convenu d'appeler une "nouvelle image" est indissociablement un exercice de réflexion sur les fonctions de l'image dans notre société.
Dans cette entreprise, Dominique Bosq, Aixois, ne pouvait pas ne pas commencer par se colleter avec les images du maître d'Aix, Cézanne, et bien sûr, d'abord et surtout avec celles de ce qui est localement, à la fois fait naturel et artefact culturel, et par là objet duplice propice à la mythification de l'œuvre figurative, la Sainte Victoire. Sur les tourniquets des libraires et des marchands de souvenirs d'Aix‑ en‑ Provence, elle est omniprésente, obsessionnelle, sous ses deux avatars, pictural (reproduction des toiles, et des aquarelles aussi bien, de Cézanne) et photographique (cartes postales, en couleurs nécessairement de nos jours). De l'une à l'autre catégorie une contamination s'opère insidieusement pour de multiples raisons : on ne photographie guère la montagne que sous des angles correspondant ‑ dans la plus grande mesure du possible ‑ aux points de vue cézaniens, les reproductions des œuvres de Cézanne sont elles‑ mêmes des cartes postales, et toutes ces images sont évidemment imprimées avec les mêmes procédés réducteurs d'une quadrichromie peu exigeante et d'un glaçage miroitant. De sorte que les vues géographiques ne paraissent que des reprises moderato cantabile des compositions cézanniennes et que les œuvres de Cézanne semblent des exaltations con brio des réalités naturelles. En fait c'est une sorte de vulgate mixte qui a cours, mémoire imaginaire d'un objet culturel qui cristallise en quelques configurations globales privilégiées, stéréotypes visuels à usage prophylaxique pour le visiteur de culture moyenne, au sens où Bourdieu parle d'art moyen à propos des pratiques populaires de la photographie.
C'est de ces images ambigües que s'empare Dominique Bosq pour leur faire subir les modifications et métamorphoses que permet l'appareillage électronique. Tantôt il agit sur la couleur modifiant les valeurs, les tons, la luminescence de plages de couleur ou provoquant des effets de virage et de fictive solarisation ; tantôt il carroie l'image, la découpe, en juxtapose des fragments élus, ou bien il isole un détail, le réduplique, le grossit, le superpose ou l'incruste dans l'image globale. Il pourrait aussi se livrer à des anamorphoses, des distorsions et occultations diverses, mais ne le fait pas, car le double enjeu de cet art de la fugue est de voir jusqu'à quelle limite peut aller la transformation d'un stéréotype de représentation sans qu'il cesse de fonctionner en tant que tel et aussi d'observer sous quelles conditions de qualification sélective de son apparence un lieu commun figuratif peut se revigorer en image susceptible d'intéresser l'esprit et de susciter l'appréciation esthétique.
Entre ces deux pôles de l'observation critique et de l'appréciation esthétique se détermine le champ d'intervention technique et de recherche créative de Dominique Bosq. Dans le cas du traitement de l'imagerie cézannienne, il s'agit à la fois de l'investigation des ressources esthétiques latentes dans une image donnée, de mise en évidence de son potentiel poétique, de la découverte en quelque sorte, pour utiliser une expression de Cézanne, de sa "géologie", de ses assises imaginaires, et de l'expérimentation des ressources techniques de la palette graphique, de la mise à l'épreuve de ses possibilités de modulation d'une image mémorisée, de la prise de conscience de l'infinie diversité des images productibles. De sorte qu'un des caractères définitoire de ces images électroniques est sans doute le fait qu'aucune n'est jamais une image accomplie, définitive, unicum impossible à refaire ou à dépasser, comme l'est toute image peinte, mais simplement une image arrêtée, qu'on peut reprendre, une parmi les mille possibles.
La comparaison des cathédrales de Rouen de Monet, des variations sur celles‑ ci de Liechtenstein et des images infographiques que l'on pourrait faire à partir des unes ou des autres permet de mieux comprendre la différence de statut de ces différentes images mettant toutes en jeu une problématique de la variation. Déjà chez Monet le sens de l'œuvre ne tenait plus à l'objet représenté : elle rendait compte d'un moment atmosphériel élu, d'une impression visuelle aimée, d'un sentiment esthétique vécu. Dans un tableau de Liechtenstein l'essentiel est le choix de telle dominante chromatique, l'effet de stimulation rétinienne, la manipulation ironique de l'image de référence. L'image infographique, elle, résulte d'u n exercice d e variation systématique de multiples paramètres, elle est élue comme exemplaire d'une problématique (qui peut être visuelle mais aussi bien conceptuelle), elle illustre un discours de la méthode, une réflexion en cours.
Ce qui ne signifie pas qu'elle renonce à la séduction visuelle. Les travaux suivants de Dominique Bosq en témoignent qui poursuivent son investigation de la nature du lieu commun en peinture et transforment électroniquement quelques‑ unes des œuvres les plus divulguées de l'histoire de la peinture, de celles qui illustrent préférentiellement la gloire des créateurs du passé dans les dictionnaires : La liberté guidant le peuple de Delacroix, Le portement de croix de Jérôme Bosch, La transfiguration de Raphaël et La vocation de Matthieu du Caravage. Dominique Bosq, procédant par aggravation de traits caractéristiques de l'œuvre et redistribution de ses constituants les plus notables, met chaque fois en évidence les modalités de traitement des figures et de leur agencement dans le tableau : exaltation et déportement chez Delacroix, caricature et entassement chez Jérôme Bosch, enveloppement et subordination chez Raphaël, isolement et fléchage chez le Caravage. Ce faisant Dominique Bosq ébauche un corpus démonstratif de la rhétorique narrative, ou si l'on préfère de la déictique dramatique de la peinture classique. Cependant ce n'est là qu'un des aspects intéressants le pôle critique ‑ de cette aventure méta‑iconique ; l'autre le pôle esthétique ‑réside dans l'efficacité visuelle de ces images déplacées, obtenues par déconstruction et reconstruction, selon une poétique de la transfiguration. On comprend que ce n'est pas hasard si le tableau de ce nom de Raphaël a été choisi comme objet privilégié de spéculation imaginaire, comme ce n'est pas maladresse si le nom du Caravage devient, reporté sur la réinterprétation de son œuvre, Ça ravage. Jeu de mot qui signale sarcastiquement que la création d'images infographiques ne saurait aller sans dimension ludique.
Dans un autre travail Dominique Bosq a voulu se détacher de ces images savantes porteuses de sens préétablis. Il a commencé par réaliser un film vidéo en se promenant en ville sans but précis et en tenant sa caméra à la main sans viser quoi que ce soit en particulier. Puis visionnant le résultat de ces prises de vues sans voir, il y préleva un certain nombre d'images qui, pour imprévues qu'elles aient été génétiquement n'en étaient pas pour autant inattendues, car ce sont des images de lieux communs, de situations banales de sens convenu et l'on retrouve ainsi le problème qui intéressait Dominique Bosq précédemment. L'une de ces images, Parking , bleutée, mauve et grise, image double de voitures garées dru, métonymique par sa représentation, mais métaphorique par sa signification, évoque la mise en rang, la mise au pas, dans la vie quotidienne ; l'autre, Feu rouge, toute bleue à l'exception du seul disque rouge, obsédant, d'un feu de signalisation en gros plan, montrant un fragment de rue balisé répétitivement de trois feux de signalisation, rappelle la prolifération des interdits dans la vie collective et notre soumission ordinaire aux contraintes qu'ils instituent ; une troisième, dans une ambiance glauque, montre deux consommateurs accoudés au bar d'un bistrot avec en surimpression un extrait de leur conversation‑ poncif : "Les gens sont bizarres ‑ C'est sûr, figure‑ toi que hier soir ...«. Toutes scènes banales auxquelles tout un chacun a été confronté, et où se lit l'ironie sous jacente à toute l'entreprise de Dominique Bosq observant avec causticité la vie en société.
Deux autres images illustrent la fécondité de cette poétique du hasard objectif, de la trouvaille de la scène significante (n'est‑ ce pas le propre du lieu commun d'advenir, comme par inadvertance ?). Elles sont issues d'un autre film vidéo, trouvé dans le fonds de documentation d'un lycée. L'une, 20 h TV‑manger, virée en couleurs acides bleu‑vert et violet, représente une famille à table sous le regard noir du dieu lare moderne, le poste de télévision ; l'autre, On va peut‑ être y aller, juxtapose, à échelle différente, un homme d'âge mûr, assis de face, écharpe autour du cou, béret en tête, figure conventionnelle de personnage populaire, et deux silhouettes noires de jeunes gens arrêtés devant un tableau dans quelque musée : mise en abîme du thème de la reconsidération d'une image préalable, du voir d'autrui repris et amendé, qui est au principe de la démarche infographique, et rappel du champ d'application des travaux précédents. Le couple de spectateurs dans le film vidéo s'apprêtait à entrer dans une pièce : la porte devant laquelle ils se tenaient a disparu, laissant place à un mur où sont accrochés des tableaux chamarrés : pouvoir d'incrustation, de fabulation, de déportement du sens, de mise en crise de l'imaginaire propre à l'infographie, qui se révèle ici technique parfaitement adaptée à cette critique des mythologies du quotidien que, de façon très diverse dans les moyens adoptés, mais analogue dans les intentions générales, ont pratiquée Fromanger, Hamilton, Wesselman ou Warhol.
Dans toutes ces oeuvres la dimension critique aussi bien que la recherche esthétique reposent sur la reprise d'une image antécédente sa transformation partielle. Exercice de répétition et de différenciation qui remotive la vieille distinction classique du dessin et de la couleur. Le dessin, la situation représentée, la structure de la scène figurée sont chose essentielle, dont l'altération ne saurait qu'être limitée sous peine d'égarement du sens. La couleur, au contraire, peut être indéfiniment variée dans sa nature, ses affectations (motivée ou arbitraire), sa répartition (locale ou générale), ses effets (réalistes ou déréalisants), sans que le sujet, le thème de l'image soit menacé. C'est sur elle principalement que portent les manipulations, car elle est pour reprendre la terminologie baudelairienne, le fard du monde, le masque du réel, ce par quoi l'événement se modalise, se qualifie d'heureux, de fâcheux, d'ordinaire, de féerique, de séduisant, de repoussant, etc. A l'âge où l'image photographique, omniprésente aux murs de la ville, au bord des routes, aux pages des magazines, sous la forme du dévergondage publicitaire et du bavardage documentaire, ne se conçoit plus qu'en couleurs, c'est bien toute notre vision du monde, vrai et rêvé, qui est en couleurs, de sorte que qui veut, soit, moraliste, dénoncer les illusions du vraisemblable et les stéréotypes de représentation, soit, plasticien, jouir de la séduction des couleurs et jouer de leur pouvoir de métamorphoser les apparences, ne saurait trouver d'instrumentation plus adéquate que la palette graphique aux millions de possibilités de combinaisons de nuances et de tons colorés.
Mais peut‑ être l'expérience la plus riche imaginairement et symboliquement est‑ elle celle qui recourt le plus discrètement à la couleur, celle de L'album imaginaire, comme l'a nommée Dominique Bosq. "Ce travail, écrit‑ il, a été conçu, pour l'essentiel, à partir d'un album de photographies familiales. On retrouve principalement les êtres avec qui j'ai, eu ou j'ai encore des rapports affectifs : mon père décédé en août 1990, ma mère, et mes enfants. Cette marche à reculons va jusqu'à ma première enfance à l'orphelinat". L'infographie se montre ici sous un jour nouveau, celui d'un art de mémoire, de scrutation et de révélation des contenus de l'image photographique sur laquelle elle opère.
Dans l'album photographique de sa famille Dominique Bosq trouve des images "entièrement consumées par le medium qui les a véhiculées" jusqu'au présent. C'est ce que disait déjà le poète italien Ruggiero Jacobbi dans 1 lumi de Gaeta en 1976 : "La verità è tutta consunta nelle pagine dei quaderni" (1). Le ça‑ a‑ été est mort, perdu, oublié et les photographies grises ne donnent à voir que le squelette d'événements dont la chair s'est depuis trop longtemps résorbée pour qu'on puisse la restituer dans sa fermeté originelle. Mais par la grâce de l'infographie, des colorations, accentuations, effacements, ... réévaluations plastiques qui sont aussi réévaluations affectives, les images anciennes, dit Dominique Bosq, "s'éveillent en perspectives nouvelles", se transforment en images neuves qui "interrogent ce qui a été. Elles complètent, corrigent et revivifient la mémoire. Ce retour en arrière met en question d'une part la faiblesse et la subjectivité d'une mémoire collective, impersonnelle, mais aussi, d'autre part, la force de l'oubli nourrie par la dérisoire et appauvrissante fuite en avant. L'image rapportée est réanimée, réveillée et offre une objectivité différente. Les moments et les faits relatés sont rendus à une autre traduction, à de nouvelles dimensions spirituelles et plastiques". Autant dire que ce travail de déplacement et de transformation de l'image primitive est aussi un travail de deuil, de consolation et réajustement du passé au présent.
Toute photographie est, on le sait, arrêt du fugace, cristallisation du vécu en visible, enkystement d'un événement en souvenir. Mais ce passé réifié est nécessairement un imparfait, car il ne peut être retrouvé que sous condition de réinvention de l'histoire perdue dont le cliché n'est qu'un témoin momentané. La mémoire étaiera donc ses matériaux fragmentaires d'une "logique narrative" qui, le rappelle Barthes, "n'est rien d'autre que le probable aristotélicien", qui lui‑ même se "légalise" d'une autre notion aristotélicienne, celle du vraisemblable. Or le vraisemblable ne correspond pas fatalement à ce qui a été vu, de sorte que le récit présent que l'on bâtit sur les images passées se réfère le plus souvent à "une logique du déjà‑ lu" et non du déjà vécu : "le stéréotype (venu d'une culture séculaire) est la véritable raison du monde narratif, entièrement construit sur les traces que l'expérience (beaucoup plus livresque que pratique) a laissées dans la mémoire du lecteur et qui la constituent" (2). On retrouve donc dans ce travail, encore une fois, la critique du stéréotype. L'intervention infographique sur les images de l'album de famille change l'imparfait de ce réel supputé en plus‑ que- parfait de l'image avérée, dont le sens ne tient plus au déploiement extrinsèque d'une narration incertaine mais aux relations et aux hiérarchies visuelles qui s'établissent présentement dans l'image : à la sortie de l'orphelinat l'enfant, coloré, échappe définitivement à la bonne soeur diaphane ; dans la photographie de La communion de Jean, la figure six fois répétée au premier plan indique pour qui, en définitive, cet événement est important ; la substitution par incrustation des têtes des parents vieillissants à celles qui étaient les leurs lors de la prise d'une photo de famille où l'enfant est lui‑ même mis en évidence par la coloration en rouge de sa silhouette marque bien les conditions de la reconnaissance mémorielle, qui ne sont pas celles de l'identification historique ; le flou qui affecte la photographie de la dernière promenade des parents vaut confession et réparation émue de l'ignorance du photographe d'alors de la proximité de la mort du père, etc. "Avoir son album imaginaire, remarque judicieusement Dominique Bosq, c'est être agent circonstanciel du temps vécu. C'est être aussi agent de change de ces valeurs fiduciaires émises dans le passé que sont les photographies, les utiliser pour des investissements affectifs qui multiplient leur valeur et capitalisent leurs témoignages indécis en oeuvres vives.
Chaque image ainsi produite par ordinateur à partir d'une image préalable est en apparence plus pauvre que sa matrice puisque toute intervention sur celle‑ ci est inévitablement occultation d'une partie d'elle‑ même.
Mais parce que cette intervention est aussi instauration d'une différence significative ‑esthétiquement et sémantiquement, les deux enjeux ayant partie liée ‑, qu'elle majore paradoxalement ce qu'elle occulte, ces images infographiques sont en fait plus riches que leur original.
Faux problème en réalité, car le caractère fondamental de ces images, fondateur de leurs esthétique et de leur signification, est leur réflexivité. Par là elles s'établissent dans la continuité d'un phénomène propre à l'art contemporain qui va de Picasso rêvant sur les Ménines et les Femmes d'Alger ou du groupe Epoca Chronica réactivant politiquement l'héritage pictural du siècle d'or aux manipulations des romans photo par Annette Messagier ou aux réitérations de l'imagerie publicitaire par Prince. Peut‑ être pourrait‑ on dire qu'après s'être justifié par la théorie de la Mimesis, puis avoir proclamé les droits souverains de la Poïesis, l'art contemporain est entré dans une pratique de l'Hermeneusis et que la photographie et l'infographie en sont des instruments privilégiés.
Jean Arrouye, sémiologue et critique d'art,
(1993)
Notes
(1) Ruggiero Jacobbi ‑ 1 sogni in 1 lumi a Gaeta 1976 in Poésie du XXe siècle en Italie ‑ Les poètes de la métamorphose ‑ Sud 1991.
(2) Roland Barthes ‑ Critique et vérité ‑ Seuil 1966 et Les suite,% d'action in L'ouverture sémiologique ‑ Seuil 1985
CIEL ! QUELLE AVENTURE !
La réalisation des images de ciel de Dominique Bosq met en jeu une véritable déclinaison de paradoxes.
Le premier, qui n'est pas le moindre, tient au processus même mis en œuvre. Dominique Bosq commence par enregistrer en vidéo des aspects divers du ciel, vide ou nuageux, clair ou obscurci, etc. Après mûre réflexion il ne gardera qu'une seule image qui sera le point de départ de sa création. Or cette image fixe tirée d'une longue et diverse bande vidéo, l'artiste va la travailler à l'ordinateur, effaçant des éléments, en déplaçant d'autres, montant ou descendant les couleurs, accentuant ici et réduisant là les contrastes, cherchant des effets de camaïeu ou exaltant une teinte jusqu' à saturation, etc. Bref il réinvente une image. Pourquoi, puisque la liberté d'intervention et de transformation par l'ordinateur est extrême, partir d'une si longue enquête vidéo sur le réel alors que n'importe quelle image aurait pu aussi bien faire l'affaire? C'est sans doute qu'il importe à Dominique Bosq de garder une relation entre l'image qu'il produit et le monde, que pour lui ce travail à la vidéo et à l'ordinateur reste photographique et qu'il considère que la photographie est toujours trace du réel. Mais évidemment c'est pour ces ciels qui sont plus artefacts qu'enregistrement davantage un postulat conceptuel qu’un état de fait, une décision symbolique qu'une sujétion naturelle.
Le second paradoxe est que ces images ne sont tant travaillées à l'ordinateur que pour obtenir un effet de naturel. Leur harmonisation vise à créer un effet atmosphérique et là où les contrastes sont accusés c'est pour laisser croire à quelque orage possible ou à la germination de cumulus dans l'étendue bleue d'un ciel de beau temps. Rien de bien étonnant là d'ailleurs : depuis toujours le vraisemblable repose sur l'artifice et l'impression de naturel est obtenue par le recours à des procédés maîtrisés.
Mais une fois cette photographie vraisemblable réalisée, Dominique Bosq la place derrière une plaque de plexiglass épaisse de trois centimètres et l'éclaire par derrière (elle est tirée sur un film translucide) de sorte à créer un effet de brillance et d'éloignement, comme celui ressenti devant un écran de télévision ou d'ordinateur. Du coup les couleurs changent de valeur, les bleus pâles virent au beige, les bleus sombres tournent au violet, la surface se fragmente en points, une facture électronique se découvre, etc.
Les ciels de Dominique Bosq affectent ainsi une double référence, le ciel naturel que montre l'organisation figurative, l'écran cathodique qu'évoque la structure matérielle. Le paradoxe se redouble de ce que la figuration est une fonction composée à loisir tandis que l'apparence de matière est obtenue par simple éclairage, par l'action de cette lumière qui emplit l'espace céleste et lui confère sa profondeur bleutée.
Le troisième paradoxe tient au format, du moins en ce qui concerne les oeuvres ici exposées. Les images sont en forme de stèles, hautes de deux mètres, larges de trente à cinquante centimètres, c'est‑ à‑ dire qu'elles n'ont rien à voir avec les formats rectangulaires habituels en photographie ni avec ceux des écrans cathodiques qui, pour arbitraires qu'ils soient en fait, ont été naturalisés par l'habitude et semblent fenêtres ouvertes sur le monde. Les formats allongés des images de Dominique Bosq et leur hauteur supérieure a la taille humaine empêchent que l'on succombe à l'illusion mimétique, qu'on oublie que chaque image, différente de format, est une création singulière.
Or cet allongement est aussi élévation, conduite du regard vers le zénith du ciel figuré, occasion pour le spectateur de retrouver quelque chose de l'expérience vécue lorsqu'en réalité
il lève le regard au firmament et peut être aussi élévation au sens baudelairien, allégement spirituel comme Motherwell voulait qu'on le ressentit devant ses toiles bleues.
Vient alors le dernier paradoxe. Ces images démesurées Dominique Bosq souhaite qu'on les considère comme des haï‑kus visuels, l'équivalent de cette forme si brève de poésie. A première vue il y a contradiction de principe et de taille. Mais à y réfléchir on trouvera de nombreux traits communs, ou plutôt des correspondances, au sens où Baudelaire l'entend, c'est à dire de .transposition à la fois sensuelle et intellectuelle. La minceur et l'élongation des objets est comme l'équivalent de la concision et de la condensation des haï‑kus , leur transparence et leur brillance sont comparables à la fulgurance elliptique des poèmes il n'est pas jusqu'au travail de décantation chromatique et d'unification formelle qui ne puisse être assimilé, métaphoriquement, à la raréfaction du vocabulaire et au resserrement syntaxique des haï‑kus Du coup les paradoxes révèlent leur unité de fond. Comme les haï‑kus S'établissent à la fois sur les deux versants du langage, explicite et énigmatique, les œuvres de Dominique Bosq s'affirment simultanément réalistes et artificieuses. Comme les haïkus traduisent une expérience intérieure les ciels de Dominique Bosq se déclarent vues de l'esprit
Jean Arrouye
ELEMENTS POUR UNE ETHIQUE
"Tout l'effort de l'avenir sera d'inventer, par réaction à ce qui se passe maintenant, le silence, la lenteur et la solitude. Marcel Duchamp.
FUTUROSCOPIE
Mais d'où vient‑ il que les élèves du lycée technologique du Rempart ne viennent pratiquement jamais au passage de l'art ? Dans le sous‑ sol du lycée quelque chose pourtant cette fois‑ ci pourrait bien avoir lieu et qui les concerne, au premier chef ; voici un artiste formé d'abord aux arts déco, devenu expert en traitement de l'image numérique grâce à un stage lourd au futuroscope de Poitiers et qui, bardé par ailleurs de tous les diplômes universitaires en arts plastiques, présente aujourd'hui quelques éléments de son oeuvre récente. Et c'est bien cette rencontre singulière de l'art et de la technique ou plus précisément de l'art et de l'infographie qui pourrait, ici, en intéresser plus d'un. Le divorce entre l'art et la technique serait‑ il à ce point total qu'il interdise aux élèves de venir ? Le cerveau gauche expert en logique et en analyse aurait‑ il oublié le cerveau droit, celui de la créativité, de l'appréhension synthétique du monde et de l'émotivité ? L'éducation dispensée au Lycée aurait‑ elle contribué à cette terrible mutilation, à l'inactivation totale d'un de nos deux hémisphères ?
L'accès à cette oeuvre, il faut bien pourtant le dire, n'est pas simple et ne va pas de soi ; et pourquoi ne pas l'avouer ? la première fois que j'ai vu les oeuvres de Dominique accrochées dans sa maison de la campagne d'Aix, je ne peux pas dire que cela m'ait plu : les images recomposées par ordinateur, moulées sur un support tourmenté me semblaient sentir encore l'artifice, le clinquant, le chromo et ne pas répondre ou correspondre à cette plongée dans la nature élémentaire et profonde que l'artiste me disait avoir voulu restituer. Il m'a fallu beaucoup de temps pour me défaire de mes idées toutes faites pour commencer à entrer dans sa démarche et pour qu'au moins une partie de son travail s'éclaire et s'impose à moi dans la nécessité de son infatigable questionnement: l'art contemporain n'était pas en effet une affaire de goût, il n'était certainement pas fait pour décorer les appartements, il participait, c'était maintenant l'évidence, d'une toute autre aventure... Alors, patience, écoute petit d'homme !
Art et technique, les grecs n'avaient que le seul mot de téchnè pour dire ce que nous appelons ainsi. L'artiste et le technicien sont des poiétés, des poètes qui produisent des objets extérieurs à l'agent humain et tous deux créent en prenant modèle sur le mouvement par lequel la poussée indivise de la nature inlassablement met au monde la multitude des êtres. Si nos vaisseaux sont superbement profilés comme des thons, par exemple, n'est- ce pas parce que le technicien et la nature visent la même chose, le même but : leur permettre de fendre les eaux ? Et dans son incessant mouvement pour imiter la dynamique par laquelle la nature se porte à l'apparaître, l'art en vient même quelque fois à la surpasser puisqu'il peut révéler ce qui en elle demeurait latent ou caché. N'est‑ ce pas ainsi que le temple grec fait chanter la terre en rendant hommage à la colline qui le porte, à la mer qui lui fait face, au ciel qui le couronne ?
Mais avec le développement de la technique moderne (le mot formé à partir du grec têchné date du 18ème siècle : un mot nouveau pour une chose nouvelle) quelque chose semble s'être cassée dans ce rapport idyllique : le hurlement de la tronçonneuse n'agresse‑ t‑ il pas la forêt violée en son immémorial silence, la ligne de haute tension ne déchire‑ t‑ elle pas la terre désormais marquée en sa chair par cette ineffaçable et rectiligne blessure ? Et c'est justement avec l'avènement des nouvelles technologies de la communication que ce dialogue ancestral et millénaire avec une nature maternelle et matricielle semble s'être définitivement interrompu au profit du regnum hominis, au bénéfice d'un homme devenu le centre et le pivot d'un monde réduit à l'état de mirages et de simulacres. N'est‑ ce pas cela le numérique ? La possibilité infiniment multipliée d'une manipulation généralisée de la nature ? Une nature entièrement prise dans le rapt ou la captation d'une maîtrise absolue, une nature devenue infiniment malléable, mise à la merci de l'homme et de ses misérables fantasmes ? La photo argentique était une échappée vers la surprise et l'altérité du monde, avec la photo numérique (D'une définition très médiocre ‑mais cela importe peu à l'artiste, l'appareil à photo numérique fournit immédiatement une disquette prête à être traitée à l'ordinateur) l'homme peut intervenir, entrer dans l'image et la modifier à sa guise ; à la limite c'est toute surprise, toute altérité qui sont anéanties et l'homme, humain trop humain, l'homme démiurges (le démiurge est dans le mythe du Timée de Platon le dieu (daimôn) qui a formé le monde) et monstrueux Frankenstein, peut tout faire sortir des projets et des calculs de son esprit.
ARCHÉOSCOPIE
Ainsi, entre d'une part le monde de l'invention sans mesure que la palette illimitée, proposée par l'ordinateur, rend possible, entre la production d'artefacts et d'images de synthèse à la référentialité brisée et d'autre part le monde de l'art où l'homme, modeste miméticien (on dit' d'habitude imitateur), cherche à donner à voir une nature qui se cache en luttant, par tous les moyens, contre l'indifférence et l'usure de . nos regards fatigués, l'abîme semble s'être définitivement creuse. Le divorce entre une technique démiurgique et un art mimétique semble cette fois‑ ci entièrement consommé.
C'est pourtant en le confrontant à cette discordance ou à cette opposition que le travail de Dominique Bosq peut apparaître dans toute son originalité et dans toute sa force : comme le signe destinal, peut‑ être, d'une époque parvenue à la croisée de la richesse profuse d'un passé millénaire et d'un avenir à la vitesse sans cesse accélérée.
Cet artiste, c'est clair, est d'abord un Zeitbürger, comme disent les allemands, un citoyen de son temps, un habitant de son époque et c'est sans aucune réticence qu'il entend plonger au coeur de la modernité, travailler avec les moyens aujourd'hui disponibles sans qu'il les juge pour autant indispensables : non plus la toile, le pinceau, les teintures et les pigments mais l'écran d'ordinateur, le crayon optique, l'appareil photo numérique, quelques fois le viseur infra‑rouge, l'échographe et, à terme, le tirage sur la table traçante d'ordinateur ; c'est un tel tirage qui a permis ici, par exemple, d'étendre sur 8 mètres de long l'infographie des eaux profondes, tumultueuse et éternellement mobiles sur laquelle s'enlève l'île verte de La Ciotat.
Mais en même temps, comme s'il faisait sienne l'injonction de Schiller "Vis avec ton temps, mais ne sois pas sa créature", l'artiste‑ infographe va s'arrêter sur l'image, sur cette image aujourd'hui omniprésente et omnipotente pour l'interroger, la réfléchir, la transformer, en révéler les attendus et les effets de conditionnement, les percées de sens, les pouvoirs de révélation... Tout son appareillage informatique constitue autant d'éléments à usage critique destinés à mettre l'image en crise afin, en dernière instance, d'interroger notre présence au monde.
L'essentiel de la démarche de l'artiste ne tient‑ il pas dans cette articulation ? Regarder du côté du futur pour ne rien perdre des instruments sans cesse plus performants des technologies nouvelles et regarder (scopein) du côté de l'archè , c'est ‑à‑ dire du côté du principe ou du commencement qui commande toute l'entreprise : le sentir, le ressentir auxquels tout est ordonné. Car il s'agit toujours, de retrouver le vierge, le vivace., et bel aujourd'hui comme disait Mallarmé, d'aller vers l'élémentaire, vers l'archaïque qui nous portent et nous nourrissent. La question qui nous hante demeure toujours la même : comment habiter cette terre, comment exister, c'est‑ à‑ dire comment être‑ là (exister c'est Dasein en allemand) nous qui sommes toujours ailleurs ? Et habitation, séjour c'est, dit Heidegger, le premier sens du mot ethos qui a donné éthique qui est manière d'habiter et de pratiquer la terre avant d'avoir le sens de morale. Alors, l'art, éléments pour une éthique ?
C'est parce que l'habitude possède cet effrayant pouvoir de nous déshabituer d'habiter dans l'essentiel, comme le dit à peu près Heidegger, qu'il nous faut reconsidérer ou réécrire l'image que nous avons du monde, redéfinir nos sensations, nous affranchir d'une perception vulgaire et pragmatique parce qu'entièrement ordonnée à la satisfaction de nos besoins. Réécriture, toute l'entreprise à la fois critique et éthique de Dominique Bosq peut se résumer en ce mot. On pourrait s'étonner de l'utilisation d'un terme qui semble ne concerner que le travail de l'écrivain, mais originellement, la trace du graphe, du roseau ou du stylet sur la tablette ou le papyrus appartient aussi bien au peintre qu'à l'écrivain, gramma, la lettre, signifie aussi le dessin et la peinture et celle‑ci, pour les grecs, est une zoographie, une écriture du vivant. Or même si l'artiste manipule et transforme la couleur, il reste bien un zoographe qui respecte avec probité le dessin, la forme, la structure des choses : il sait très bien que l'art pourrait mourir de sa référence rompue avec la nature et il entend fermement garder le lien ombilical et nourricier que la photographie entretient avec elle. Si l'on ne craignait une emphase et une prétention bien étrangères à la modestie de l'artiste, si l'on voulait mesurer la portée, pour notre temps, de ce double mouvement opposé (vers les moyens les plus futuristes et vers l'origine la plus archaïque de l'art) on pourrait peut‑être ainsi parodier une affirmation fameuse d'André Malraux : la futuroscopie sera aussi archéoscopie ou le 21eme siècle ne sera pas.
On comprend dans ces conditions que Dominique revienne sans arrêt sur le statut instrumental qu'a pour lui la technique ; comme le disait Platon, celle‑ ci est une drogue, un pharmakon apte à produire des effets contraires : elle peut tuer aussi bien que guérir. Les nouvelles technologies de l'information qui permettent de fabriquer du virtuel, de rechercher l'effet, de décupler l'illusion et le spectaculaire... génèrent évidemment des tentations et des séductions mortifères auxquelles il faut savoir résister. Or il est possible d'y résister : en les utilisant à contre emploi elles deviennent paradoxalement des instruments de méditation. Rien n'est plus significatif a cet égard que l'intitulé de son exposition de 1992 : retard sur image. Plutôt que de surfer sur les images, que de rester sur la crête des choses, il s'agit toujours de s'appesantir sur elles, de fouiller dans la ressource infinie de leur épaisseur pour en dégager une épure essentielle et significative. Aux autoroutes de l'information qui, sans que nous nous en apercevions, nous emprisonnent dans des contraintes stéréotypées, dans les lacs et les mailles de leur net, préférons donc les chemins forestiers où l'on peut s'arrêter, aller et revenir ; au vertige de l'accélération, au spot et au clip de l'image publicitaire, opposons, comme le faisait déjà Duchamp, le vertige du retard, l'envers de la vitesse : arrêtons l'image, tenons la en place afin de que nous puissions nous interroger sur le sens qu'elle induit et sur le recel de ses possibilités esthétiques. Pour parodier cette fois‑ ci l'Émile de Rousseau on pourrait dire : le grand principe de l'art, aujourd'hui, n'est pas de gagner du temps mais d'en perdre, n'est pas d'aller de l'avant mais de faire "retour amont", d'engager le pas qui rétrocède.
CRITIQUE, CLINIQUE: TRAVAILLER SUR LA LIMITE
Pour faire l'épreuve de la valeur opératoire de ce travail critique c'est‑' dire de ce travail de tri, de sélection, de décomposition puis de recomposition et de redistribution concertées de l'image il faudrait revenir sur les stations de 10 ans de parcours artistique. L'exposition d'aujourd'hui n'en présente que les toutes dernières.
Pour cet aixois d'adoption habitant sur la route du Tholonet tout avait commencé par la série des Sainte Victoire. La scannérisation et numérisation des plus fameux tableaux de maître lui avait permis déjà une intervention iconoclaste, critique et esthétique à la fois sur l'image sacralisée du grand art.
Mais ce travail critique a 'été peut‑ être porté à sa plus haute puissance au temps de la guerre du golfe lorsqu'il a utilisé, pour la mettre réflexivement en abîme, la visée voyante et voyeuse de l'infrarouge qui cible, débusque de leurs caches, traque les vivants apeurés en se nourrissant de leur chaleur, en déchirant leurs voiles protecteurs, en les expulsant de leur demeure pour les faire surgir dans une lumière aveuglante et meurtrière. Rien de plus inquiétant aussi que ces échographies d'un foetus que l'on a pu voir en 92. Retravaillées et immensément agrandies sur les murs de la Vieille Charité elles semblaient livrer et publier au grand jour le secret violé de l'intimité des corps. On comprend que toutes ces techniques qui prolongent notre regard, nous permettent peut‑ être mieux que jamais d'interroger le visible. En nous propulsant périlleusement sur la limite du visible et de l'invisible, c'est celle de l'humain et de l'inhumain qu'elles dévoilent et ce sont les questions fondamentales portant sur l'homme et son corps de chair qu'elles permettent de poser ou de reposer de façon critique. Alors, qui a jamais douté que l'esthétique n'était rien moins qu'un divertissement hédoniste ? Esthétique, en tous cas, c'est ainsi qu'elle s'écrit pour Dominique Bosq.
C'est à la même veine qu'appartient la série intitulé : Album imaginaire avec laquelle ce que nous avons appelé l'archéoscopie prend le sens propre d'une anamnèse infinie, d'un retour aux sources les plus secrètes de l'être. Dans la défaillance absolue d'une origine dont nous ne sommes jamais les contemporains, l'artiste était parti en quête de son enfance, de son identité, marchant à reculons, revisitant l'album de photos de famille en "agent circonstanciel du temps", afin de réveiller, de rajeunir (par la coloration ou les déplacements de valeur des éléments ... ) la temporalité différenciée de la mémoire toujours écrasée par la plate objectivité des photos jaunies. Tentative à la fois de se réapproprier son enfance en réévaluant les traces plastiques et esthétiques laissées par l'écriture de lumière (photo‑graphie) et de faire le deuil de son passé. Un séquenceur d'une durée de 5 secondes mis automatiquement en action par le passage du spectateur faisait apparaître, dans la salle obscure, les gigantesques agrandissements des photos réécrites, différentiellement colorées qui n'apparaissaient que pour immédiatement disparaître, bientôt englouties par la nuit.
ART, MENSONGE ET VIDÉO
On entend déjà les regardeurs se plaindre : les images ne sont pas nettes, les formats ne sont pas ceux de la fenêtre du tableau traditionnel, l'image produite par ordinateur est plus pauvre que sa matrice originelle... Il est bien évident qu'il y a 'là un parti pris et que c'est dans cette différence entre le reflet illusionniste de la réalité qui conforte notre attente et l'image configurée, par l'infographe que se situe l'intervention proprement artistique. Étrange chiasme de la virtualité du réel et de la réalité du virtuel : l'image tirée d'une bande vidéo est retravaillée (dans ses contrastes, valeurs, couleurs ... ) et c'est cette image artéfactuelle, cette image réinventée (ainsi les nuages ici montrés ne sont pas de "vrais" nuages, même s'ils ne sont pas à proprement parlé virtuels) qui produit un effet de vérité alors que l'image photographique immobilisée apparaît par contraste comme mensongère et fausse. Paradoxalement donc, c'est le vrai‑ semblabe qui repose sur l'artifice. Il n'y a d'ailleurs là rien de très étonnant quand on y réfléchit. N'est‑ ce pas par l'artifice (l'effet de perspective dans la peinture depuis la Renaissance, par exemple, qui transforme une surface plane en fenêtre (Cet effet illusioniste a été mis en abyme de façon critique par Dominique Bosq dans la série intitulé justement fenêtres)), n'est‑ elle pas le comble de l'artifice ?) que l'on est toujours parvenu, en art, à approcher du réel ? "C'est l'artiste, disait Rodin, qui est véridique et c'est la photographie qui est menteuse".
CORPS DECHIQUETES, CORPS EN GLOIRE
Parti en quête de son identité, l'artiste ne pouvait accorder qu'une importance nodale à l'ancrage définitif dans le monde qui est celui de notre corps, qui est celui de son corps. Mais ce corps n'est pas un corps en troisième personne, il n'est pas ce reflet spéculaire élevé, relevé, redressé et intégré en une forme pure et close, celui que je vois dans la glace ou sur cette image photographique aliénante prise par un autre ; c'est plutôt d'abord ce corps pesant, mortel, déchiqueté, vivant et souffrant, celui qu'a peint Egon Schiele, celui qui commence avec les pieds et que je ne peux pas vraiment saisir, privé que je suis de son haut puisque lorsque je me penche sur lui, je ne vois que ce bas, ce ventre, ce sexe, ces cuisses, ces pieds, tout ce qui a toujours été gommé ou sublimé par le mouvement d'idéalisation de l'art. L'étrangeté de ce corps ne m'est pas extérieure, j'en fais l'épreuve au plus profond de moi de la même manière que c'est dans ma gorge, disait Malraux, que je fais l'expérience de cette voix que je ne reconnais pas quand elle est enregistrée, et qui, manifestation de mon étrangeté et de mon altérité première, existe en moi comme quelque chose d'inhumain qui m'échappe et m'empêche de disposer de moi. C'est ce moi qui est un Autre que Dominique prend en photo de son haut, ce sont son ventre, son sexe, ses cuisses, ses pieds que l'on voit sur ces grandes stèles suspendues, nimbées de lumière, en gloire (La gloire désigne ici l'auréole qui entoure le Christ ou les saints), comme une icône.
Belles et inquiétantes visions ‑ à coup sûr les plus mémorables de cette exposition que ces corps anguleux, déchiquettes, rongés par le soleil noir de la mort dans cette sorte de radiographie délétère qui les met en danger comme pour mieux faire chanter leur beauté, qui les met en abîme et en gloire
, comme de paradoxales icônes. "Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, disait Montaigne, mais de ce que tu es vivant » . (ajout de l'auteur F.Warin)
PRENDRE L’AIR: NUAGES ET HAÏKUS
Deux remarques ici concernant l'un des titres de cette exposition : ces caissons lumineux surplombent des prédelles ; celles‑ ci racontent l'histoire de la création de ces configurations nuageuses et constituent aussi une série. Le dispositif sériel se rencontre dans pratiquement toutes les expositions de Dominique. Il est d'une certaine façon la transposition plastique de ces successions de variations par lesquelles le poète Francis Ponge revient sur la même chose, recommence, réécrit le texte, le reconsidère, le reprend, le déplace, tâtonnant et multipliant les approches, essayant désespérément de s'approcher toujours plus près de ces choses dont il a pris le parti. Il n'y a plus d'oeuvre qui puisse être considérée comme achevée ou finie, mais seulement les éléments d'un chantier.
Ce dispositif par ailleurs s'inscrit dans le prolongement de la série intitulée : Nuages et Haïkus. Le haïku est la forme poétique la plus brève qui soit connue, et ses 17 syllabes portent à la parole, le temps d'une expiration, le saisissement que peut provoquer en nous la simple existence des choses les plus simples. Dominique a cherché à donner l'équivalent plastique des ces haïkus qui nous rappellent à l'ordre pour nous mettre en présence du monde. Sur ces impeccables stèles de Plexiglas dressées en plein air se donnait à voir, illuminé, le camaïeux fabuleux des cieux tandis que, tous cadres envolés, toutes limites abolies, leur forme rectangulaire allongée orientait le regard déjà abreuvé de sérénité limpide vers le haut, vers le ciel, justement.
L'art c'était pourtant, pour beaucoup, adresse, habileté, maîtrise, ars et ingenium ; il ne faut donc pas se lasser de le répéter : au commencement il n'y ‑a pas maîtrise mais ébranlement du sentir et du ressentir, pauvreté et dépossession, car nous sommes d'abord des êtres pathétiques, infiniment affectés par le dehors et c'est vers ce dehors qu'inlassablement l'artiste cherche à aller tentant de prendre cette beauté comme quelque fois elle est prise dans le reflet d'un ruisseau ; ainsi le dit Bachelard dans une parole que Dominique aime à citer : "Près du ruisseau, dans ses reflets, le monde tend à la beauté (2 Gaston, Bachelart, L'eau et les rêves, Paris, Corti. L'imagination est pour Bachelard en rupture avec la perception commune et les images qu'elle produit ou crée, expression de la puissance cosmique des éléments, eau, air, terre, feu, n'appartiennent pas à la subjectivité close de l'individu, elles sont des archétypes qui gouvernent a priori notre perception en nous faisant ainsi participer à une symbolique universelle, des offrandes)". Car c'est toujours du monde que l'art nous parle et c'est bien vers les racines élémentaires des choses, vers ces éléments autour desquelles Bachelard a organisé tout l'imaginaire poétique qu'il cherche à nous reconduire pour nous faire habiter en poète : éléments pour une éthique (Rappelons que Éléments pour une éthique est le titre d'un livre de Jean Nabert dans lequel il parle notamment, de façon très spinoziste, de 'ce désir d'être dont l'approfondissement se confond avec l'éthique elle‑même Cela suffit pour distinguer le terme d'éthique de celui de morale ‑exigence de l'universel‑ avec lequel il est souvent confondu. ), donc. Mais laissons plutôt au poète la parole, laissons à Dominique le soin de récapituler l'ensemble d'une trajectoire qui le reconduit sans cesse de l'art à la vie ‑et n'est‑ ce pas cela qu'aux oeuvres on demande ?‑ : "J'ai réécrit un album imaginaire, je suis passé par la fenêtre, j'ai regardé mon corps, j'ai joué avec les nuages, j'ai attendu la nuit, je suis entré dans les feuillages, j'ai pris l'air, j'ai pris l'eau ».
Prendre l'air, comme on prend une photographie qui saisit son objet dans l'instantané d'une captation, prendre l'air, passer dehors, inspirer profond, se laisser inspirer, prendre l'air en ses configurations vaporeuses, fragiles, éphémères, aléatoires, prendre, lâcher prise, s'éprendre de l'air, prendre pour être pris, pour être épris, amoureux, infiniment.
PRENDRE L'EAU: SCULPTER L'IMAGE
La photographie a toujours accompagné le parcours de l'artiste mais celui- ci a gardé à son égard de la réserve, de l'inquiétude et comme un secret mépris. Elle demeure dans son oeuvre sans doute essentielle puisqu'elle commande l'identification et la reconnaissance mais passé ce. stade, elle détourne et divertit de l'essentiel, et le constat illusionniste de la réalité auquel elle conduit est aussi vain, aussi vide que le miroir du miméticien (l'imitateur, comme on traduit) de La République de Platon promène sur toute chose. Sa planéité froide, impersonnelle et glacée a toujours chez l'artiste appelé ou induit, par contraste l'irrépressible désir de rencontrer les choses dans leur résistance pour sortir du virtuel, de retrouver avec elles un rapport tactile, tangible, matériel, physique, charnel... que seule la sculpture pouvait lui donner. C'est ainsi que, chemin. faisant, il est devenu un sculpteur d'images comme si seul le mariage de ces deux techniques pouvait permettre à l'esprit de mordre sur les choses et de "générer un sentiment de présence profonde et sensible avec l'intimité des choses et de la nature". Commencée avec la série de ces magma végétaux que présentait l'exposition Nature profonde, cette aventure se poursuit sous nos yeux avec cette île verte, flottant sur la mer, au large de La Ciotat. La grande nappe des eaux marines est tordue, malmenée, à la limite de la craquelure et du déchirement, elle épouse la surface mouvementée du support de polystyrène qui est montré ‑et non masqué‑ dans l'instable fragilité de sa structure. E technè tèn phusin mimeitai, écrivait Aristote, phrase célèbre que l'on traduit par le prosaïque l'art imité la nature mais qu'il faudrait serrer de plus près et rendre, par exemple', ainsi : l'art en ses épures et ses artifices cherche dans le dédale de ses transports, dans la multiplicité de ses métamorphoses à mimer la nature en sa vie et en son mouvement essentiel. C'était vrai hier, cela demeure vrai aujourd'hui, au coeur de cet art qu'on appelle contemporain.
Et n'est‑ ce pas parce que nous avons trop aimé la terre et son feu, son air et son eau que nos yeux si souvent sont emplis de larmes ? Crue et irrépressible montée des eaux, laissons‑ nous dériver en usant de collages : de Perse, de Mallarmé, de Rimbaud et des autres. L'art n'est‑ il pas un jeu ? Tant pis, pour ceux qui s'en font un devoir, disait Max Jacob. Dérive, donc, sur l'élément infini. De mer aussi ‑le savais ‑tu ?‑ nous vient ce grand effroi de vivre ? Prendre l'eau ? impossible prise, misérable capture, possession de possédé, de dépossédé. Prendre l'eau, voie d'eau dans le bateau qui nous porte, voix de l'eau, Étroits sont nos vaisseaux, étroite notre couche : voie d'eau, dans ce lieu d'amour où l'on sombre et se perd : prendre l'eau, perdre pied, non pas gagner mais perdre, doucement s'enfoncer, descendre, S'abîmer dans le bleu, dans le grand bleu, dans le neutre d'avant la naissance, ni homme, ni femme. je sens que les oiseaux sont ivres/D être parmi l'écume inconnue et les cieux ! Aller la lampe éteinte et les armes rendus ‑les pinceaux et les pigments, les vidéos et les computers‑ plonger au fond, tout au fond, s'ensevelir dans les abysses de la nuit, d'une nuit protectrice, définitive, d'une nuit féconde, matricielle et destructrice à la fois, qui tout crée qui tout reprend, qui tout décompose (1). N'est‑ ce pas ce vers quoi il va, l'artiste natif de la constellation du Verseau ? N'est‑ ce pas ce réel que le peintre, multipliant ses esquisses, cherchant à passer dehors, n'atteint et ne retrouve vraiment jamais ? Le réel ? l'impossible, l'Azur !l'Azur, l'Azur ! l'Azur ! Ou pour le dire autrement :
"Elle est retrouvée, quoi ? l'Éternité/c'est la mer allée avec le soleil".
François Warin (philosophe)
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(1)Dorninque Bosq a consacré une série à la nuit, nuit reconstituée par ordinateur, à partir de photos prises de jour. La série était intulée: nuits numériques.
"QUATRE NUITS DUN REVEUR "
Les choses importantes sont de l'ordre de l'invisible.
Invitation à aller au‑ delà du lisible, à chercher, sur le seuil du lisible, les choses cachées qui nous observent et qu'on voudrait observer. Ces choses enfouies qui nous échappent ... pourtant, et qu'on voudrait tant attraper, rattraper. Ces choses qui nous retiennent, qui capturent notre regard sans se donner au notre.
"La nuit" est tombée. Sans visiteurs. La nuit n'est pas étoilée. Seuls, quelques frémissements lumineux en partance, s' accrochent aux périphéries des formes. Ils aiguillent notre regard vers "un vol de nuit" pressenti au‑ dessus de nos têtes. Seules quelques ombres courent encore et sculptent le silence. La nuit, dans sa plénitude bleue a inondé "la ville abandonnée". La nuit a recouvert les rues d'un voile apaisant, oubliant, çà et là, les *indices de la vie passée, endormie, ailleurs ... Sans visiteurs. "Noir comme le souvenir", la nuit enveloppe, entoure, absorbe... pour mieux faire apparaître la sérénité des lieux, "l'éternité du souvenir".
La nuit enferme, capture, encercle... et pour mieux s'évanouir dans une obscurité sans fin, sans limites, infinie et libre. Noir comme le souvenir, la disparition de la lisibilité de l'image ne détruit pas l'image. Sous le noir, la vie, dense, contenue, suspendue, se devine. Le temps s'est arrêté, en attente d'une naissance. Une image nouvelle est née. Une image qui nous renvoie au cinéma.
Et si le jour était la nuit ? Si la nuit était américaine Dominique Bosq nous parlerait de l'être et du paraître. Le paraître déterminerait l'être. La nuit ne serait‑ elle que couleur ? Le silence ne serait‑ il que couleur ? Le silence se déclinerait‑ il du bleu au noir ? La couleur serait alors essentielle, comme dans la palette d'un peintre. Dominique Bosq nous parlerait alors de peinture. Le cinéma nous ramènerait à la peinture.
Et si tout commençait par la nuit ? "Au cœur de la nuit", née du chaos,... le calme, le repos, l'apaisement.
"Aux portes de la nuit", mystérieuse et obscure, ... "l'aurore" engendrée. Et si tout finissait par la nuit. La nuit, passage inévitable. L'essentiel serait‑ il la nuit ? La nuit féconde et fertile, la nuit mère, Les oeuvres de Dominique Bosq sont une invitation à voir l'essentiel.
Michèle BARTOLINI, mars 1997.
MODERNE ET RAPIDE
DOMINIQUE Bosq propose actuellement à l’IMEREC trois séries d’images (« Clichés », « Album Imaginaire », « Infrarouges ») regroupées sous l'appellation générique "Retard sur image" A partir d'outils appartenant aux nouvelles technologies, il décompose et recompose des images extirpées du quotidien et nous entraîne dans un univers flou fantasque entre virtualité et réalité. Les nouvelles technologies de l'image en démultipliant les capacités du regard et du geste offrent aux créateurs des prolongements inespérés. La surface de travail et ‘la main’ sont réunies dans le même outil, aux possibilités combinatoires quasi infinies, entièrement au service de l’imagination de l’utilisateur pour peu bien sûr qu'il ait du talent.
Comment un artiste aujourd'hui peut ‑il encore entretenir un rapport au monde adéquat s'il n'utilise pas les médias qui modifie radicalement la perception de l’environnement ?
Que ce soit dans sa série "Clichés" ou dans Son "Album de famille" Dominique Bosq fait acte de réation à partir d'images extrêmement stéréotypées qui a priori ne devraient plus surprendre. Mais le retraitement des images par la vidéo et l'ordinateur fausse toutes les données et crée une ambiguïté très forte. Ainsi paradoxalement ce travail en utilisant les techniques les plus modernes propose justement une réflexion sur notre fâcheuse tendance à confondre modernité et nouveauté à tous prix. L’artiste va plus loin avec la dernière série, « infrarouges », il repousse la limite du regard. Les images qu’il restitue à travers le laminoire de sa sensibilité sont, à l’origine, des images satellites, à infra-rouge, ou des échographies, qui non seulement démultiplient les facultés visuelles mais en plus percent la matière, la nuit, ou le corps humain. « En prolongeant le regard on repose les questions fondamentales sur l’homme ».
Ce positionnement étique dépasse largement la dimension esthétique de l'exposition. De plus, Dominique Bosq, pour mieux interpeler l’espace, instaure un rapport au temps dans le parcours de l’exposition. La déambulation du visiteur se fait au rythme d'un séquenceur lumineux qui impose un laps très court de contemplation de chaque image. L'exposition est ainsi replacée en situation dans un contexte quotidien et urbain. Ce dispositif lumineux nous place dans une possibilité de lecture hâtive, donc réductrice et superficielle. Le but étant bien évidemment de provoquer une prise de conscience pour restituer à notre regard une acuité que la surcharge d'information quotidienne ne cesse d'émousser. D. Bosq joue un jeu dangereux puisqu'il se frotte à des technologies qui peuvent facilement reproduire des images spectaculaires, séduisantes mais vides de sens. Par une puissante maîtrise intellectuelle de son sujet il propose non seulement une forme attrayante mais ouvre tout un champ d'exploration sur l'essence même de l'image, sa nécessité ou sa contingence. Voici un artiste qui n'a pas peur de plonger au coeur de la modernité, de manipuler ses codes, pour tenter de la débarrasser de tous ces apparats. Il en reste toujours quelque chose, et, le plus souvent, juste l’essentiel.
F. Kahn
Dominique Bosq à l’IMEREC (Salle Trigance), Vieille Charité, jusqu’au 6/12/1992